L’avenir de la France se joue sur les frontières. Dans le cadre de l’Europe, il s’agit de développer une culture commune et d’assurer la continuité territoriale des projets.
La France n’a été à l’origine qu’un finistère européen, un promontoire ou un isthme, dont des géographes ont célébré la situation, la forme et la diversité1 . Vidal de La Blache rappelle cette observation de Strabon vantant « l’accord harmonieux qui caractérise tout le pays relativement aux cours d’eau et aux deux mers qui le bordent, la Mer Extérieure et la Mer Intérieure ». Il voit même dans cette description inspirée comme un « pressentiment », un « horoscope », comme « quelques-uns des mots les plus justes et les plus fortement frappés [qui] aient été dits sur notre pays »2 , Un cadre général est ainsi donné, perpétué à travers les âges. Mais il n’est qu’une construction intellectuelle.
Il implique un consensus, un sentiment d’harmonie durable, bien éloigné des rudes conflits de la frontière de l’Est. Ici aussi, des textes plaident. Le début de La Guerre des Gaules décrit des limites, l’Océan, les Pyrénées et le Rhin3 . Cependant, dans la mémoire des textes, une autre tradition s’est profilée, fondée sur le souvenir du partage carolingien. Le Moyen-Âge passa longtemps pour avoir abîmé une plénitude originelle et le traité de Verdun (843), qui borna la Francie occidentale de Charles le Chauve par l’Escaut, la Meuse, la Saône et le Rhin, survécut dans les esprits. Au XVe siècle, Gilles Le Bouvier, dit le Héraut Berry, a bien noté la continuité des lignes, la compacité heureuse de la masse, et il cite les quatre rivières. L’Escaut « part le royaulme de France et l’Empire, ja soit ce que anciennement tous les pays de ça le Rin, depuis Basle jusques là où tumbe le Rin en mer estoi[en]t du royaulme de France. »4 L’alternative historique (Escaut et Meuse, ou Rhin ?), encore anachronique, perce donc discrètement. L’image des quatre rivières s’est même vulgarisée, puisqu’elles sont énumérées par Charles Estienne au début de sa Guide. N’importe quel voyageur peut alors remarquer que, faisant suite aux mers et aux montagnes, des fleuves constituent les limites : le Rhône « fait separation des pays de Bresse et Daulphiné, d’avec les haultes Alemaignes », la Saône « divise la Lorraine d’avec la duché de Bourgongne », l’Escault « partit la Flandre d’avec le pays de Haynault », la Meuse « partit le Haynault et pays du Liege, d’entre l’ancienne France et la Picardie »5 .
Frontières de France, Daniel Nordman, Gallimard 1998
Ce copieux ouvrage de plus de six cents pages revient sur les idées convenues de frontière. L’auteur aborde la notion par le rappel de faits historiques autant que de particularismes géographiques, liés notamment à la montagne et aux fleuves. Il montre que la définition de la frontière, après avoir été tributaire de la dépendance d’un territoire par rapport à un autre, s’être façonnée à travers le droit et la justice puis la langue relève aujourd’hui de la continuité de l’espace monarchique et enfin national.
Pourtant, la limite vénérable et la description de César reviennent en force. Justifiant la politique anti-habsbourgeoise, toute une littérature géopolitique, bien représentée dans les écrits des Jésuites, superpose à l’espace gaulois un territoire monarchique contemporain : l’enjeu n’est autre, au temps de Richelieu et de Louis XIV, que le Rhin. Un jésuite Philippe Labbe dédie ainsi sa Geographie royalle au jeune Louis XIV (lui-même bientôt l’auteur d’une traduction de César)6 « Sire, Ce Grand et tres-fleurissant Royaume, que Vous avez receu de vos Ancestres, et qui a succedé depuis Treize cens ans à l’Ancienne Gaule bornée du Rhin, des Alpes, des Pyrenées, et des deux Mers Oceane et Mediterranée, ne peut estre aysement connu, que premierement, par une Methode tres-facile, il ne soit partagé en Quatre Grandes Provinces. »7 . Un chapitre, en amalgamant un peu les siècles, traite « des frontières de la Gaule de present, et de sa division en plusieurs Provinces » : « Par tant de vicissitudes et changemens arrivez durant douze ou treize siecles, la Gaule a esté de beaucoup racourcie et rendue, plus estroite… » Et ailleurs encore : « La Gaule, Gallia, est voisine de l’Espagne, n’en estant separée, que par une chaisne de tres-hautes montagnes. Ses anciennes bornes ont esté du costé du Soleil levant la riviere du Rhin, une partie des Alpes. »8 , Labbe reproduit partiellement la description de Gilles Le Bouvier mais ses préférences vont à la Gaule-France issue de César.
Dans les textes fondateurs, rares sont les pages évoquant la frontière géographique des langues. L’argument apparaît parfois, à la Renaissance, mais il perd son efficacité dès lors que l’Alsace a été réunie à la France (1648).
L’idée qu’à un territoire, ou à une nation, correspond une langue est tardive en France. Elle a été magnifiquement exprimée par Michelet en 1833 : « L’histoire de France commence avec la langue française. La langue est le signe principal d’une nationalité. Le premier monument de la nôtre est le serment dicté par Charles le Chauve à son frère, au traité de 843 (sic pour 842) »9 …
Rien ne confirme en France, en dehors de phrases isolées, un tel rôle de la langue. Mais cette déclaration, située dans son temps, est aussi une manière, rétrospective, de construire la frontière nationale.
Daniel NORDMAN
Directeur de recherche au CNRS
- Sur l’espace français, D. Nordman, Frontières de France. De l’espace au territoire XVe-XIXe siècle, Paris, 1996. ↩
- Strabon, Géographie, IV, 1,14.Cf. P. Vidal de La Blache, Tableau de la géographie de la France, 1903, p. 11. ↩
- César, La Guerre des Gaules, I, 1. ↩
- Gilles Le Bouvier, Le livre de la description des pays…, Paris, 1908, p. 31-32, 38, 45, 47, 108-109. ↩
- Ch. Estienne, La guide des chemins de France, 3° éd., 1553, J. Bonnerot éd. Paris, 1935-1936, t. 2., p. 2. ↩
- Louis XIV, Les Commentaires de César, la Guerre des Gaules, Paris, 1651 (livre I). ↩
- Ph. Labbe, La geographie royalle, Paris, 1646, p. VH-VII, 131-132, 83- 84. ↩
- Ph. Labbe, L’abrégé royal de l’alliance chronologique de l’histoire sacrée et profane…., Paris, 1651, t. 1, p. 696 sq. ↩
- Michelet, Histoire de France, livre III, Tableau de la France, in Œuvres complètes, P. Viallaneix, éd., t. 4, Paris, 1974. ↩